Jean-Philippe Rémy - Le Monde

Quel dommage pour son pays. Le président tchadien, Idriss Déby Itno, ne semble capable de donner le meilleur de lui-même que dos au mur, l'arme à la main. Dans tous les milieux au fait des affaires tchadiennes, on glose sur sa santé, sur les trahisons de ses proches, sur son intempérance dangereuse. Normal. C'est au moment où le président guerrier semble approcher de la bataille ou du verre de trop que ses ennemis tentent de lui arracher sa présidence, sa rente pétrolière, et sa quinzaine de Hummer (4 × 4), dont une limousine.

Jusqu'ici, ils ont échoué. En avril 2006, une première chevauchée de rebelles en provenance du Soudan menace N'Djamena. Le président est malade, affaibli par les défections dans son propre clan. Devant la menace, il sort de son hibernation sépulcrale et organise la défense dans la capitale. Un responsable français qui suit le dossier tchadien témoigne, non sans admiration : "On le croyait à l'article de la mort, lâché par tout le monde. Il a pris quelques cartons de Chivas et il est allé faire le tour des casernes pour préparer les hommes au combat. Il a distribué des armes aux petits Zaghawa (membres de son groupe ethnique) et ça a marché !"

Le rezzou (attaque surprise) vient mourir devant les portes de N'Djamena, grâce à l'appoint décisif des troupes françaises et à la détermination d'Idriss Déby. Moins de deux ans plus tard, le scénario se répète. L'aide française et l'énergie de cet étonnant rescapé l'emportent encore. Le voici de nouveau miraculé, "président qui monte dans son pick-up pour aller faire la guerre", comme il le dit lui-même.

Mais, hormis survivre, qu'a-t-il fait depuis son arrivée au pouvoir en 1990 ? Rien, au fond, qui ait marqué une véritable rupture avec la "guerre de trente ans" subie par le pays au lendemain de l'indépendance et qui, avait-on espéré, devait prendre fin avec son arrivée au pouvoir. Tandis que se poursuit l'épopée des guerriers tchadiens, le pays continue de souffrir mille morts, dont celle de sa démocratie.

Nul n'espère le voir changer. Envolées les tentatives molles de réformer le Tchad, de mettre fin aux pillages, aux abus, aux violences subis en silence par la population. Le fils de berger de Fada, à 55 ans, est entré en guerre totale. Rien d'étonnant au regard d'un destin commencé entre le nord-est du Tchad et le Darfour voisin, dont les frontières n'existent que sur les cartes des Blancs et qu'arpente son ethnie, les Bideyat, rattachée au groupe des Zaghawa. Chez les Zaghawa, un homme a le choix entre le commerce ou la guerre. Pour Idriss Déby, ce sera la guerre. Et donc l'armée.

Débuts de formation à l'Ecole d'officiers de N'Djamena, puis brevet de pilote militaire dans le nord de la France, en 1976. C'est à son retour au Tchad qu'il s'initie réellement à la pratique des armes, en intégrant les forces d'Hissène Habré, alors en rébellion contre le président Goukouni Oueddei. Quoi de commun entre Idriss Déby, méprisant les "gauchisants", et Habré, l'intellectuel trempé de marxisme, du moins à l'origine ? Rien de plus qu'une entente entre guerriers avides de conquêtes, scellée dans l'aventure qui va les mener de bases arrière au Darfour jusqu'à N'Djamena. Cette petite entreprise de conquérants d'un Etat failli prend une autre dimension lorsque s'élargit le conflit. Voilà le Tchad en guerre contre la Libye, avec le soutien de la France et des Etats-Unis.

Idriss Déby sort de l'ombre. L'aide militaire afflue, mais les guerriers en chèche semblent ne pas faire le poids face au rouleau compresseur libyen, ses blindés, ses pétrodollars, sa Légion islamique et ses alliés tchadiens. Avec Idriss Déby à leur tête, les forces loyalistes partent à la reconquête des territoires désertiques. Dans des charges furieuses, menées à bord de colonnes de "Toy", les pick-up Toyota Land Cruiser qui ont remplacé les chameaux de combat, les hommes menés par Idriss Déby et un de ses parents, Hassan Djamous, vont remporter des victoires foudroyantes. La Libye perd. Ils deviennent des héros.

Ce triomphe d'Idriss Déby inquiète Hissène Habré, occupé à torturer à N'Djamena. Il l'envoie suivre les cours de l'Ecole de guerre à Paris, promettant, sans résister à cette petite humiliation, de le transformer en "un véritable militaire". C'est doublement se tromper. Militaire, Idriss Déby l'est déjà jusqu'au bout des ongles. Et à Paris, il cultivera parmi les officiers supérieurs des amitiés qui se révéleront précieuses, lorsque le vent de l'histoire tourmentée du Tchad tournera en sa faveur.

Le 1er avril 1989, Idriss Déby est l'un des piliers d'une tentative de coup d'Etat qui échoue. Il fuit au Darfour, échappe à nouveau de peu à la mort et façonne la martingale qui va l'amener au pouvoir. Soutenu à la fois par le Soudan, où vient de triompher une junte islamiste, par la Libye ravie de "retourner" son ennemi d'hier, il bénéficie aussi de sympathies parmi des chefs d'Etat ouest-africains ayant le goût de l'uniforme - le Togolais Gnassingbé Eyadéma ou le Burkinabé Blaise Compaoré. Avec la bénédiction silencieuse de Paris. C'est un membre des services secrets français basé au Soudan, Paul Fontbonne, qui se charge de boucler la tripartite qui portera Idriss Déby au pouvoir.

En décembre 1990, Idriss Déby entre dans N'Djamena. Il ne promet alors "ni or ni argent, mais la liberté", tandis que se glissent dans tous les rouages de l'Etat des membres du groupe Zaghawa. Le faux printemps tchadien, déjà, est condamné. Le "tout-Zaghawa" s'instaure et étouffe le pays. Encore quelques années, et même son entourage le juge menaçant pour ses propres intérêts, alors que le pétrole coule et que la croissance, partie de rien, atteint 48 % en 2004. Certains convoitent la manne. D'autres s'exaspèrent des tiédeurs de son soutien à géométrie variable aux cousins Zaghawa soudanais, entrés en rébellion au Darfour contre Khartoum. Dans cette nouvelle internationalisation providentielle, Idriss Déby va puiser les ressources de sa survie, au moment où ses proches tentent de l'assassiner.

Dans la foulée de la victoire de 2006, il aurait pu inventer une nouvelle façon de diriger. Il s'en est tenu aux habitudes anciennes, s'offrant un lugubre triomphe lors d'une nouvelle élection présidentielle aussi privée de sens que de véritables participants. Le pays peut bien continuer à couler à pic, l'argent du pétrole servir à acheter des armes et des fidélités dans l'armée plutôt qu'à bâtir des hôpitaux et des universités dignes de ce nom, Idriss Déby tient son pouvoir au bout du fusil. Jusqu'à la dernière balle.

Jean-Philippe Rémy

 

 



 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :